Donald Trump a décidé de suspendre la contribution américaine à l’Organisation mondiale de la santé. Le chercheur en relations internationales Benjamin Haddad y voit un signe supplémentaire de la fragmentation de l’ordre international.

Benjamin Haddad est chercheur en relations internationales au think-tank The Atlantic Council. Il a récemment publié Le paradis perdu: l’Amérique de Trump et la fin des illusions européennes (Grasset, 2019).


FIGAROVOX.- Comment expliquez-vous la décision de Donald Trump de suspendre la contribution américaine à l’OMS? Celle-ci aurait-elle pu être évitée?

Benjamin HADDAD.- Donald Trump a en effet annoncé cette semaine la suspension du soutien public américain à l’Organisation mondiale de la santé, la branche des Nations Unies chargée de coordonner la réponse internationale aux crises sanitaires. Cette décision a provoqué les critiques des dirigeants européens, ainsi que des grands philanthropes du monde de la santé comme Bill Gates qui l’a qualifié de «dangereuse». Trump reproche à l’OMS et à son Directeur Général, l’Éthiopien Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus son inefficacité et surtout une complaisance vis-à-vis de Beijing dans le traitement de la crise du Coronavirus. Naturellement, le président américain, critiqué aux États-Unis pour sa gestion tardive de la pandémie, cherche des boucs émissaires, extérieurs comme l’OMS et intérieurs comme les gouverneurs démocrates des États les plus touchés. Par ailleurs cette décision s’inscrit dans la continuité du logiciel America First qui guide le président américain: unilatéralisme et nationalisme, utilisation sans tabou de l’arme économique pour appuyer la poursuite des intérêts américains. Le budget américain pour 2021 prévoyait déjà une baisse considérable du soutien américain à l’organisation.

Donald Trump met le doigt brutalement sur des tabous et faux-semblants de l’ordre international.

Mais il serait trop simple de se focaliser sur la méthode sans s’interroger sur le fond de la critique trumpienne. Comme souvent, celui-ci met le doigt brutalement sur des tabous et faux-semblants de l’ordre international. L’OMS n’a pas été exemplaire dans sa gestion de crise. Dans les premières semaines de l’épidémie, l’organisation a répété sans distance les éléments de langage de Beijing. Ainsi le 14 janvier, dans un tweet, l’OMS affirme «qu’il n’existe aucune preuve claire de transmission d’homme à homme». Le Dr Tedros a loué la réponse chinoise offrant, selon lui, «un nouveau standard» dans la lutte contre les épidémies, malgré l’opacité et les mensonges du régime chinois. Certes, les organisations internationales doivent, par définition, trouver un équilibre entre les intérêts des États qui les composent, en particulier les grandes puissances, mais la proximité entre la propagande chinoise et le langage officiel de l’organisation mérite débat.

Quels vont être les conséquences de cette décision sur la lutte de l’OMS contre la pandémie et sur le poids de la Chine en son sein?

Une crise globale nécessite des réponses globales, de la coordination contre la pandémie à la réponse à la crise économique, et l’affaiblissement du multilatéralisme en ce moment n’est pas une bonne nouvelle. Le repli nationaliste et protectionniste après la crise de 1929 a accéléré l’effondrement du système international déjà précaire issu de la fin de la Première Guerre mondiale. Après son démarrage critiquable, l’OMS s’est chargée de la distribution de millions d’équipements médicaux, de la formation de personnel et de l’échange d’information.

L’influence chinoise est une conséquence directe du retrait américain des organisations multilatérales.

De plus, la décision américaine ne fera que renforcer la tendance que l’administration dénonce. L’influence chinoise est une conséquence directe du retrait américain des organisations multilatérales, entre les retards de nominations de représentants et les coupes budgétaires. La nature a horreur du vide. Quand on abandonne le champ de bataille, d’autres s’engouffrent dans la brèche. Mais critiquer la réponse de Trump est insuffisant et facile sans une réflexion exigeante sur la réforme de l’OMS et plus généralement des organisations internationales. Une fois le pic de la crise sanitaire passée, il faudra étudier, de façon indépendante, la performance de l’OMS et en tirer les conclusions. Les Européens peuvent jouer un rôle d’équilibre pour promouvoir cet effort de réforme.

Les États-Unis poursuivent une stratégie de «pivot vers l’Asie» depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. Donald Trump se montre par ailleurs régulièrement critique de l’Union européenne, organisation dont il moque l’impuissance, et revient à la vieille tradition américaine d’unilatéralisme. Allons-nous vers un effritement irrémédiable de l’ordre libéral international?

Il existe un risque de fragmentation de l’ordre international. La crise du Coronavirus va accélérer des tensions et tendances préexistantes. Et la rivalité stratégique sino-américaine n’y échappera pas. C’est d’ailleurs l’un des rares sujets d’accord bipartisan à Washington. À la Conférence de Sécurité de Munich en février par exemple, la présidente de la Chambre de Représentants Nancy Pelosi, opposante démocrate à Trump, responsable de la procédure d’impeachment contre lui, mettait en garde les Européens contre l’adoption de la technologie 5G de l’opérateur chinois Huawei, répétant ainsi les mises en garde de l’administration républicaine. Les partisans d’un “découplage” économique avec la Chine sont renforcés dans l’administration tandis que certains suggèrent la mise en place d’organisations internationales alternatives composées des États-Unis et de leurs alliés, ou leur contournement pur et simple avec des arrangements ad hoc (ce qui est déjà le cas dans le domaine commercial). La Chine quant à elle, avec la mise en place de la Route de la Soie ou de la Banque Asiatique de Développement, crée ses propres rapports de dépendance avec ses partenaires, en dehors des institutions post 1945.

L’option d’un découplage sino-américain est peu réaliste au vu des interdépendances entre les deux pays.

La vraie ligne de clivage entre l’équipe Biden et Trump sera le rôle des alliés qu’un président démocrate voudra réhabiliter. L’administration Trump a poursuivi une ligne unilatérale dans sa relation avec Beijing, se retirant de l’accord commercial Trans-Pacifique et ignorant toute forme de coopération avec l’UE, à l’OMC par exemple. L’objectif principal du président américain fut le rééquilibrage des chiffres de la balance commerciale dans la relation bilatérale avec Beijing, loin de la mise en place d’une architecture internationale visant à contenir Beijing. Un président démocrate aura probablement une approche plus globale, visant à répondre avec les Européens aux enjeux technologiques, commerciaux et militaires poses par l’affirmation de la puissance chinoise.

L’option d’un découplage sino-américain est peu réaliste au vu des interdépendances entre les deux pays, mais le coronavirus va renforcer les appels, à gauche comme à droite, à un reflux de la globalisation, déjà alimentés par les effets de la désindustrialisation de la Rust Belt du nord des États-Unis et l’exigence de la lutte contre le changement climatique. Par ailleurs, en Europe comme aux États-Unis, il faut s’attendre à une définition plus large de la souveraineté et de la sécurité nationale qui influera la sécurité alimentaire, les approvisionnements médicaux, la recherche scientifique, le digital, le rapatriement de certaines chaînes de productions. Réconcilier cette volonté de souveraineté avec l’exigence de coopération globale sera une tâche ardue pour les dirigeants au lendemain de la crise.

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