LIBRE OPINION. . Il est 3 heures du matin à Jérusalem. Ces jours-ci, il n’est pas rare que je sois réveillé à une heure pareille. Comme beaucoup d’Israéliens, je suis devenu un insomniaque politique. Les troubles du sommeil ne sont qu’un pâle reflet de la peur que beaucoup d’entre nous ressentent quant à la viabilité à long terme de l’État juif.

Voici donc, sans ordre particulier, quelques-unes de mes réflexions nocturnes sur ce moment israélien.

La guerre contre la Start-up nation.

Le slogan le plus convaincant du mouvement démocratique était, à mon avis, celui imprimé sur une banderole géante lors d’une manifestation hebdomadaire dans la rue Kaplan, à Tel Aviv, un samedi soir récent : Save Our Start-Up Nation [sauvez notre nation start-up].

Plus encore qu’une lutte pour la démocratie, c’est une lutte pour sauver l’histoire de la réussite d’Israël.

Et le plus grand danger qui guette la Start-up Nation, c’est l’émigration causée par le désespoir.

En réalité, cette émigration a déjà commencé ; en douce. Et si le gouvernement continue à transformer Israël à son image de manière aussi fondamentale – une alliance d’ultranationalistes, de fondamentalistes religieux et de simples corrompus – nous assisterons à notre premier exode massif, motivé par l’idéologie, de tous ceux et celles qui ont établi le lien entre ce pays et l’économie mondiale et le monde démocratique.

Quelque part, ce qui arrive actuellement à l’État d’Israël n’est pas exceptionnel. Partout dans le monde, des guerres populistes sont menées contre les élites. Mais Israël est unique : alors que d’autres sociétés peuvent absorber une vague populiste de ressentiment et même de haine violente, la survie à long terme d’Israël au Moyen-Orient dépend du maintien de son élite moderniste (et de l’élargissement des points d’entrée dans cette élite pour assurer une plus grande diversité). L’alternative est une descente progressive – ou peut-être rapide – vers une société dysfonctionnelle dirigée par des contre-élites corrompues, ce qui est précisément le scénario modélisé par ce gouvernement.

Israël est unique à un autre titre : Nos élites ne sont pas seulement « privilégiées », elles se sacrifient. Il n’existe nulle part ailleurs en Occident une élite comme la nôtre.

Alors que l’on pensait que l’ère du sacrifice était révolue et que le stéréotype des Tel-Aviviens préoccupés uniquement par leurs intérêts et leur plaisir s’était enraciné dans l’imaginaire collectif, le mouvement de protestation le plus intense de l’histoire d’Israël a vu le jour. Mené par des vétérans des unités de combat d’élite, par des hommes et des femmes qui ont pris un congé indéfini de leur travail dans le secteur de la haute technologie et dans le monde universitaire pour se consacrer à la sauvegarde d’Israël, ce mouvement est un élan passionné de patriotisme, une étreinte protectrice de l’ethos israélien.

Les manifestants confient invariablement aux journalistes qui les interrogent des variantes de la même histoire : Je le fais pour mon père qui a été blessé pendant la guerre du Kippour, pour mon fils qui a été tué au Liban, pour mes grands-parents qui ont été déracinés d’Irak ou qui ont survécu à la Shoah, pour mes arrière-grands-parents qui ont contribué à la création de l’État. C’est à mon tour, disent-ils, à présent, de défendre le pays.

« Si le mouvement de protestation persiste semaine après semaine, avec des taux de participation étonnants, c’est parce que ses fondements reposent sur l’histoire juive et l’histoire du sionisme. »

L’une des plus grandes réussites du mouvement de protestation a été de revendiquer comme symbole le drapeau israélien, refusant de le céder à la droite. Si le mouvement de protestation persiste semaine après semaine, avec des taux de participation étonnants, c’est parce que ses fondements reposent sur l’histoire juive et l’histoire du sionisme. Il est impossible d’arrêter une telle force.

Des manifestants bloquant l’autoroute Ayalon au milieu de la circulation lors d’un rassemblement de protestation contre la refonte judiciaire du gouvernement, à Tel Aviv, le 24 juillet 2023. (Crédit : Jack Guez/AFP)

Alors que le mouvement de protestation tente de protéger la success story israélienne, le gouvernement actuel cherche activement à la détruire. Chaque parti de la coalition a pris la responsabilité de saper un autre aspect de l’Israël moderne.

La mission des fanatiques d’extrême droite est de faire en sorte qu’Israël devienne un paria parmi les nations démocratiques. L’État ultra-orthodoxe qui s’est constitué au sein de l’État est en train de préparer le terrain pour la ruine de l’économie israélienne, tenue de subvenir aux besoins d’une population toujours plus nombreuse et chroniquement sous-productive. Le Likud, profondément corrompu, est responsable du démantèlement du système judiciaire indépendant, qui est la dernière ligne de défense de la démocratie israélienne.

Ce gouvernement, tout en se présentant comme le garant de la sécurité d’Israël, constitue la plus grande menace interne à notre sécurité dans l’histoire de la nation.

La sécurité d’Israël n’est pas simplement une question de fermeté et d’autorité. Elle dépend d’un réseau complexe qui comprend la solidarité nationale, une économie et une fonction publique fortes, ainsi que la confiance dans la compétence et le jugement de nos dirigeants, la légitimité morale de Tsahal auprès de nos alliés et la confiance des autorités juridiques à l’étranger dans la capacité d’Israël à assurer une surveillance autonome sans l’intervention de la Cour internationale de La Haye. Ce gouvernement menace chacune de ces conditions préalables essentielles à notre autodéfense.

La nécessité d’une Cour puissante.

Outre ce qui est évident, à savoir l’absence d’un système de contrôle et de contre-pouvoirs que les autres démocraties considèrent comme acquis, notre démocratie doit faire face à au moins quatre défis qui requièrent la vigilance active d’une cour de justice indépendante.

Le premier est la sécurité. Aucun autre pays qu’Israël n’a été confronté à des attaques aussi incessantes contre son existence. Cette situation exige une médiation constante entre les besoins sécuritaires et les normes démocratiques.

Israël n’est pas un modèle de démocratie parce qu’il ne peut pas l’être. Mais Israël est un parangon de la lutte pour les normes démocratiques dans des circonstances quasi impossibles, des circonstances qui auraient depuis longtemps sonné le glas de la démocratie dans pratiquement n’importe quelle autre nation. Israël est un véritable laboratoire de la démocratie dans des conditions extrêmes, et c’est ce qui en fait sa valeur pour le monde. Pour protéger cette réussite, une cour forte et indépendante est nécessaire.

La deuxième contrainte qui pèse sur la démocratie israélienne est l’occupation du peuple palestinien qui dure depuis un demi-siècle. Vu l’impossibilité de nous retirer des territoires sans risque, l’occupation perdure. La Cour est la seule garantie que Tsahal évite la tentation de recourir à la force aveugle dans la lutte contre les terroristes qui se fondent au sein des populations civiles. Or, c’est précisément ce que préconise l’extrême-droite. Elle est aussi la seule garantie que les normes démocratiques soient maintenues du côté israélien souverain de la Ligne Verte. Ce n’est pas de l’hypocrisie, comme le prétendent nos détracteurs ; c’est le résultat inévitable d’une vie sous menace constante.

La troisième contrainte qui pèse sur nos normes démocratiques est la coercition religieuse. Aucune démocratie ne vit aujourd’hui avec le fardeau d’une législation religieuse aussi étendue – de l’interdiction des mariages civils célébrés à l’intérieur d’Israël à l’interdiction des transports en commun le Shabbat. L’Israël laïque a désespérément besoin d’un tribunal fort et indépendant pour le protéger contre de nouveaux empiétements religieux.

Enfin, l’identité fondamentale d’Israël en tant qu’État juif invite les décideurs politiques à ignorer les besoins de sa minorité non juive. Cette tendance est renforcée par le fait que notre minorité est arabe, ce qui signifie qu’elle est émotionnellement et parfois politiquement alignée sur une région qui, jusqu’à récemment, a été massivement hostile à l’existence de l’État. Le tribunal est la dernière ligne de défense des droits des minorités.

La nécessité d’un équilibre social.

La société israélienne est un écosystème délicat qui nécessite un ajustement constant. C’est le résultat inévitable d’une nation qui s’est construite en « rassemblant les exilés », comme disent les Israéliens, un terme biblique qui fait référence au processus profondément compliqué de création d’une nation à partir d’une centaine de diasporas, chacune ayant des expériences et des idées extrêmement disparates sur le sens de l’identité juive et d’un État juif.

Si Israël veut rester une société un tant soit peu cohérente, il doit tenir compte de toutes ces idéologies et de tous ces modes de vie. Si nous allons trop loin dans une direction, nous risquons d’éloigner une grande partie de la population de l’éthique nationale.

C’est ce qui s’est passé durant les premières années de la création de l’Etat, lorsque les leaders laïques ashkénazes d’Avoda ont tenté d’imposer leur conception du caractère israélien aux immigrants, en particulier ceux du Moyen-Orient, une erreur désastreuse dont nous payons encore le prix.

Une autre expérience destructrice a été le retrait de la bande de Gaza en 2005. Je pensais alors, et je pense aujourd’hui encore, que ce retrait était indispensable, que l’absorption forcée de près de deux millions de Gazaouis dans les frontières de la société israélienne aurait été un plus grand désastre que la nécessité de répondre périodiquement aux tirs de roquettes et de missiles en provenance de la bande de Gaza. Nous savons faire face aux menaces extérieures ; mais le risque suprême est de les intégrer dans notre organisme.

« La manière dont s’est fait le désengagement de Gaza – en détruisant la vie des gens et en les jetant dans des camps de réfugiés à l’intérieur du pays – est scandaleux. »

Mais la manière dont s’est fait le désengagement de Gaza – en détruisant la vie des gens et en les jetant dans des camps de réfugiés à l’intérieur du pays – est scandaleux. Plutôt que d’exprimer notre solidarité avec ceux que nous avions dépossédés de leurs maisons et de leurs communautés prospères, nous avons rapidement oublié leur existence et sommes passés à la crise suivante.

Les conséquences de ce manque d’empathie sur la société israélienne ont été profondes. Une génération entière de sionistes religieux a été radicalisée, un processus qui a donné naissance Betzalel Smotrich et son parti, HaTzionout HaDatit [le sionisme religieux]. L’attaque contre la Cour suprême est l’une des expressions de la profonde méfiance à l’égard des institutions de l’État et du mépris pour l’éthique démocratique, créés par le déracinement de Gaza.

La droite religieuse continue de se considérer comme la victime d’un establishment libéral qui se réclame des valeurs démocratiques tout en les piétinant pour servir ses propres intérêts. Pourtant, la droite religieuse oublie le pouvoir qu’elle exerce en réalité sur l’Israël libéral.

Elle prend pour acquis la présence d’un rabbinat officiel intrusif, dont le pouvoir est de plus en plus intolérable pour les Israéliens laïques. Un nombre croissant de jeunes, par exemple, refusent de se marier sous ses auspices, ce qui les oblige à chercher d’autres options à l’étranger – sans parler de l’humiliation subie par des centaines de milliers d’Israéliens dont les familles ont immigré dans le cadre de la Loi du retour et qui ne sont pas juifs au sens halakhique du terme et ne peuvent donc pas se marier ici.

Et puis il y a les implantations qui ne cessent de s’étendre. Les Israéliens libéraux qui soutiennent une solution à deux États partagent le fardeau de la défense des implantations, y compris celle des enclaves extrémistes situées au sommet de collines isolées, dans le cadre de leur service militaire, ce qui pose des dilemmes politiques et moraux aigus.

Ces réalités ne sont pas du tout évidentes pour les Israéliens libéraux. Et aujourd’hui, avec cette tentative de neutraliser la Cour suprême, dernier bastion du pouvoir libéral, nous avons l’impression que ce qui reste de notre Israël est en train de manquer d’oxygène.

Tous ces griefs refoulés émergent aujourd’hui : Un grand nombre des pancartes apposées lors de nos manifestations mettent l’accent sur la coercition religieuse, l’exemption des Haredim du service militaire, la violence des habitants d’implantations et l’occupation. Écouter des sionistes religieux se plaindre de la manière dont un tribunal libéral contrôle leur vie nous semble ridicule, puisqu’il s’agit d’une minorité privilégiée qui insiste sur son statut de victime.

La crise morale du judaïsme orthodoxe.

Les juifs orthodoxes pourraient être surpris d’apprendre que leur communauté traverse une crise. Après tout, deux de leurs projets les plus importants – pour les Haredim, la renaissance du monde des yeshivot anéanti pendant la Shoah et, pour les sionistes religieux, la création de communautés en Judée et en Samarie – connaissent un essor sans précédent et bénéficient d’un niveau de financement public inégalé.

Dans la pratique, la coalition Netanyahu est le premier gouvernement orthodoxe d’Israël : Une majorité de ses députés sont orthodoxes et l’ordre du jour du gouvernement est déterminé par les intérêts des orthodoxes.

Pourtant, le judaïsme orthodoxe traverse une crise morale. Ses branches haredie et sioniste religieuse sont profondément impliquées dans le gouvernement le plus corrompu de l’histoire d’Israël.

Prenons l’exemple d’Efi Nave. Ancien président de l’association du Barreau d’Israel, Nave a été accusé de corruption, à savoir un scandale sexuel dans lequel des faveurs sexuelles ont été échangées contre des nominations à la magistrature. Les preuves ayant été extraites du téléphone de Nave de manière illégale par un reporter, l’affaire a été classée sans inculpation. Nave a toutefois été contraint de démissionner de son poste (et en 2022, il a été condamné dans une autre affaire de fraude).

Lors des dernières élections pour la présidence de l’Association du Barreau, le gouvernement a choisi … Efi Nave comme candidat. Cette année, les élections étaient décisives, car le gouvernement voulait contrôler la Commission de sélection des juges, et l’Association du Barreau dispose de deux sièges au sein de cette Commission. Lorsque Nave a été battu à plate couture, le gouvernement a immédiatement déposé un projet de loi visant à démanteler l’association pour la remplacer par un organe impuissant, dépouillé de ses sièges au sein de la Commission de nomination des juges.

Lorsque les anciens prophètes mettaient en garde contre la corruption du système judiciaire, ils devaient penser à Efi Nave. Malgré cela, l’Israël orthodoxe, par l’intermédiaire de ses dirigeants politiques, a activement soutenu sa candidature. Efi Nave n’est pas un exemple isolé mais une métaphore. Ce n’est pas de la politique, c’est la fin d’un État juif crédible.

Aux États-Unis, les évangéliques se sont montrés extrêmement divisés sur le soutien de leur communauté à Donald Trump, qui n’est pas exactement un modèle de leurs valeurs religieuses. Mais la crise morale chez les sionistes religieux est encore plus aiguë. Si nul ne s’est jamais attendu à ce que Trump incarne les valeurs évangéliques, Smotrich, qui a appelé à l’anéantissement d’un village palestinien et à des services de maternité distincts pour les Israéliens arabes et juifs, prétend incarner les valeurs de sa communauté.

« La crise morale à laquelle est confrontée HaTzionout HaDatit est parfaitement illustrée par sa réponse à la violence croissante des habitants des implantations. »

Lorsque Smotrich a choisi le nom « HaTzionout HaDatit » pour désigner son parti extrémiste, j’étais outré : il avait détourné l’un des mouvements les plus nobles du sionisme pour servir son agenda raciste. Puis, face au silence écrasant de la communauté sioniste religieuse sur Smotrich (tout comme son silence sur Itamar Ben Gvir, leader du parti « Otzma Yehudit » [Pouvoir juif]), j’ai réalisé qu’il ne s’agissait pas, en réalité, d’une prise de contrôle hostile.

La crise morale à laquelle est confrontée HaTzionout HaDatit est parfaitement illustrée par sa réponse à la violence croissante des habitants des implantations. À quelques nobles exceptions près, l’incendie de dizaines de maisons palestiniennes en réponse à des attaques terroristes palestiniennes a été accueilli par un silence presque absolu.

Le député Bezalel Smotrich, au centre, agitant un drapeau israélien lors de la « Marche des drapeaux » annuelle à côté de la porte de Damas, à l’extérieur de la Vieille Ville de Jérusalem, le 15 juin 2021. (Crédit : Mahmoud Illean/AP)

Certains membres de la communauté semblaient bien plus contrariés par ceux d’entre nous qui qualifiaient les violences de « pogroms » que par les atrocités elles-mêmes. Les voix qui, au sein du mouvement d’implantation, condamnaient la violence le faisaient généralement pour des raisons utilitaires : La violence nuit à nos intérêts.

HaTzionout HaDatit a toujours assumé la responsabilité du bien-être de klal Yisrael, c’est-à-dire de l’ensemble du peuple juif. Et malgré cela, la communauté sioniste religieuse a largement accepté l’éclatement de la solidarité israélienne au cours des six derniers mois, considérant que le prix à payer pour la mise en œuvre de son programme sectaire était raisonnable.

L’état de la société israélienne aujourd’hui est un sinistre témoignage de l’incapacité de HaTzionout HaDatit, avec les Haredim, à diriger efficacement l’État juif et le peuple juif.

L’orthodoxie et l’État.

Ma vie juive est religieuse ; ma vie israélienne est laïque. Je célèbre l’État laïque qui nous a ramenés chez nous et nous a appris à nous protéger, qui nous a aidés à guérir en tant que peuple après la Shoah et qui a extirpé les communautés juives d’un Moyen-Orient de plus en plus dangereux et dysfonctionnel.

« L’alternative à l’État laïque n’est pas le fantasme d’un État religieux idéal, mais bien sa perte. »

La pérennité de la réussite israélienne dépend du maintien de l’État laïque. Or, la communauté orthodoxe – dans ses composantes sionistes religieuses et haredies – doit encore accepter la transformation de la vie juive provoquée par la convergence de la modernité, de la Shoah et du rétablissement d’un État juif déterminé à trouver sa place parmi les nations démocratiques. Toute tentative de saper l’identité fondamentale de l’État juif en tant que laïc et démocratique aboutira précisément au type de rupture sociale que nous connaissons actuellement. L’alternative à l’État laïque n’est pas le fantasme d’un État religieux idéal, mais bien sa perte.

Les sionistes religieux doivent intérioriser la différence entre un peuple et un État moderne. Dans le cas d’Israël, bien sûr, les deux se chevauchent. Mais ils ne sont pas identiques. Le sionisme a non seulement endossé la responsabilité de réhabiliter et de redonner son pouvoir au peuple juif, mais il a également créé un nouveau peuple : les Israéliens. L’État juif fonctionne simultanément à deux niveaux, à la fois comme foyer d’un peuple transnational et comme État de tous ceux qui y sont nés.

En d’autres termes, Israël est à la fois exceptionnel et « normal ». Pour que les Israéliens libéraux continuent à se sentir chez eux et à partager une identité israélienne, l’État doit maintenir l’équilibre délicat entre ses engagements juifs et démocratiques, en embrassant non seulement l’exceptionalisme juif mais aussi la normalité démocratique.

La reconnaissance de la légitimité des citoyens arabes à participer au processus électoral est une composante essentielle de l’engagement démocratique. Lorsque les sionistes religieux affirment que ce gouvernement représente la « majorité du peuple », ils ne parlent que des Juifs. Le résultat du scrutin était quasiment à égalité… Si l’on prend en compte les voix des électeurs arabes qui ne sont pas considérés comme de « vrais Israéliens » par de nombreux sionistes religieux.

Si nombre de ces sionistes religieux comprennent la nécessité d’un État juif élargi dans lequel tout juif peut se sentir chez lui, il leur manque bien souvent la notion de ce que représente un État démocratique élargi dans lequel tout citoyen israélien peut se sentir chez lui.

Quant aux Haredim, ils doivent apprendre à faire la différence entre un peuple et une communauté. Une communauté est par définition relativement homogène, alors qu’un peuple est une construction désordonnée, un microcosme de la diversité et des contradictions de l’humanité.

Le rêve des Haredim est de recréer les conditions de l’époque de l’exil, lorsque les Juifs du monde entier étaient unis par la religion, un exploit extraordinaire réalisé par le judaïsme rabbinique pendant la majeure partie de la période de dispersion des Juifs. Or, à partir du 19e siècle, la religion est devenue notre principale source de division. L’une des facettes essentielles de la révolution sioniste a été de placer la notion de peuple comme dénominateur commun.

Cette évolution historique est irréversible. Aucune coercition religieuse ne peut modifier cette réalité. Pour que les Haredim fassent véritablement partie du peuple juif à l’ère de la souveraineté, ils doivent accepter la diversité que la modernité a apportée à la vie juive.

Le traitement de nos plaies.

Politiquement, le peuple juif est divisé entre deux types d’angoisses très profondes, toutes deux ancrées dans la Shoah.

La première de ces angoisses est l’occupation : Comment est-il possible que les Juifs, qui ont enduré tant de souffrances, acceptent si facilement le rôle de maîtres, apparemment permanents, d’un autre peuple ? Notre autre angoisse est liée aux attaques contre l’existence même de l’État d’Israël : Comment est-il possible que, quelques dizaines d’années seulement après la Shoah, le peuple juif soit encore contraint de défendre son droit à exister ?

Ces deux expressions de douleur et d’indignation sont des réactions normales d’un peuple juif en bonne santé. Mais ce qui caractérise notre extrême-gauche et notre extrême-droite, c’est l’absence de résonance émotionnelle avec la sensibilité morale du camp adverse. Au sein de la gauche juive américaine, l’indignation singulière face à l’occupation se traduit de plus en plus fréquemment par une aliénation d’Israël et même par un certain anti-sionisme ; au sein de la droite israélienne, l’indignation face à une guerre sans fin contre Israël a donné naissance au gouvernement actuel.

La rage juive que ce gouvernement incarne n’est pas seulement l’impact cumulé du long exil qui a culminé avec la Shoah, mais aussi le fait que l’assaut contre les Juifs ne s’est pas arrêté là. En effet, nous sommes passés directement de la Shoah à un état de guerre permanente, de terrorisme, de boycott et de siège. La création d’un État juif nous a donné les moyens de riposter, mais cet État n’a fait que transformer la nature de l’agression, qui est passée d’une guerre contre l’impuissance juive à une guerre contre le pouvoir juif.

Pour comprendre le monde intérieur de Ben Gvir et de Smotrich, il suffit de lire ces lignes du grand poète de la droite israélienne, Uri Zvi Greenberg. Dans Holy of Holies écrit juste après la Shoah, Greenberg imagine sa mère, assassinée, dans une fosse commune en Lituanie, apparaissant devant lui dans une vision, et parlant aux survivants au nom des martyrs :

« Et quand le Rédempteur viendra et qu’ils briseront leurs épées

en socs de charrue et jetteront leurs fusils au feu –

Toi, mon fils, tu ne le feras pas ! …

Car les Goyim pourraient à nouveau se réveiller et rassembler leurs armes…

pour une nouvelle fois se dresser contre nous, et nous ne serions pas prêts…

Comme, jusqu’à présent, nous ne l’avons pas été. »

Ne faites jamais confiance aux goyim, les gentils. Les Juifs sont destinés, comme le prophète païen Balaam nous en a avertis, à rester « un peuple qui habitera à part et ne sera pas compté parmi les nations ».

Ce gouvernement n’est pas seulement empreint de la méfiance et de la rage de l’histoire juive. Il est également le gardien d’un courant théologique juif, qui s’est renforcé pendant l’exil, celui du séparatisme radical et de la supériorité, expression compensatoire du choix et du mépris pour les non-Juifs. Ce qui était autrefois une réaction compréhensible à l’humiliation est devenu, à une époque de renaissance de la puissance juive, une menace pour notre capacité à faire la distinction entre ennemis et amis. (Voyez les attaques des ministres de ce gouvernement contre Joe Biden, qui est probablement le président le plus pro-israélien).

« Ce qui se joue aujourd’hui en Israël c’est à la fois une lutte pratique pour des institutions et des normes démocratiques mais aussi une lutte théologique sur la signification du sionisme et de l’histoire juive. »

Ce qui se joue aujourd’hui en Israël c’est à la fois une lutte pratique pour des institutions et des normes démocratiques mais aussi une lutte théologique sur la signification du sionisme et de l’histoire juive. Le but du sionisme était-il de nous libérer du ghetto ou de l’armer ? De permettre à nos blessures de guérir ou de les préserver ?

Dans les faits, nous avons deux visions opposées de la rédemption. Le sionisme classique promettait de sauver les Juifs en les ramenant non seulement en terre d’Israël, mais aussi au sein de la communauté des nations. Les fondateurs du sionisme rejetaient avec véhémence le fatalisme de Balaam et pensaient que le destin de l’État juif était inséparable du sort de l’humanité. Meir Kahane, en revanche, et d’autres chefs spirituels du mouvement ultra-national théologique, voyaient dans l’État juif un instrument divin de vengeance contre les païens.

Pour ce deuxième camp, chaque attentat terroriste ravive de manière insupportable toutes les blessures de notre histoire et constitue une violation de la dignité du peuple juif, voire de Dieu lui-même. Ne pas utiliser toute la force de notre puissance contre nos ennemis n’est pas seulement un échec politique, mais aussi un péché spirituel.

De plus en plus de membres de la communauté ultra-orthodoxe sont attirés par ce lieu politique sombre où se rencontrent les traumatismes non résolus et la théologie compensatoire. Autrefois prudents, voire dédaigneux, à l’égard de l’extrémisme politique représenté par Smotrich et Ben Gvir, de nombreux Haredim sont aujourd’hui réceptifs à ce message. Paradoxalement, la montée de l’ultra-nationalisme chez les jeunes Haredim témoigne de leur « israélisation ».

Craignant la défection de leurs jeunes électeurs, les leaders haredi les ont publiquement exhortés, lors des dernières élections, à rejeter l’extrême-droite. Mais lorsque ces mêmes dirigeants se sont ralliés à cette coalition, ils ont implicitement légitimé la politique de la rage théologique.

S’il y a une bonne chose à tirer de la montée des fanatiques, c’est bien celle-ci : nous sommes enfin obligés de faire face aux conséquences morales et politiques de nos blessures non soignées. Ben Gvir ne nous est pas étranger ; que nous l’admettions ou non, le désespoir d’Uri Zvi Greenberg fait partie de la psyché de chaque juif. Pour commencer le processus de guérison, nous devons nous approprier ce moment ‘Ben Gvir‘.

Une coalition basée sur le mécontentement

Outre les blessures historiques et la théologie meurtrie, cette coalition représente également une convergence de ressentiments plus récents. La vision commune qui unit le gouvernement Netanyahu est basée sur des griefs.

Le mécontentement de Smotrich et des ultra-nationalistes est ouvertement et continuellement exprimé : nous représentons la contrepartie du retrait de la bande de Gaza. Ceux qui ont soutenu la destruction de nos implantations auront désormais droit à leur version du désespoir.

« Les Ashkénazes qui, comme moi, ont célébré de manière prématurée la victoire du rassemblement des exilés et ont cru que la blessure ethnique était sur le point d’être guérie, n’ont pas compris la gravité de cette souffrance persistante. »

Il y a aussi la blessure lancinante des Mizrahim. Un grand débat a été rouvert sur la question de savoir si et dans quelle mesure les Mizrahim sont encore toujours désavantagés dans la société israélienne. Ce qui est clair, c’est que les Ashkénazes qui, comme moi, ont célébré de manière prématurée la victoire du rassemblement des exilés et ont cru que la blessure ethnique était sur le point d’être guérie, n’ont pas compris la gravité de cette souffrance persistante ils ont minimisé la sous-représentation des Mizrahim dans des domaines clés du pouvoir, de l’unité 8200 de Tsahal chargée du cyber-espace à la Cour suprême en passant par le monde académique. Le succès des Mizrahim dans le remodelage de la politique et de la culture israéliennes ne suffit pas. Cette question va forcément revenir à l’ordre du jour national.

À cela s’ajoute la manière éhontée dont le Premier ministre Netanyahu exploite ces tensions inter-ethniques. Ces dernières années, les expressions anti-Ashkénazes les plus scandaleuses, avec notamment des propos sur la Shoah qui, ailleurs dans le monde, auraient été condamnés avec véhémence comme étant antisémites, mais qui sont devenus monnaie courante chez certains activistes Mizrahim du Likud.

Lorsque Itzik Zarka a crié aux manifestants antigouvernementaux : « Six millions de personnes supplémentaires devraient être brûlées », les médias étaient choqués. Mais ils n’auraient pas dû l’être, car Zarka n’est pas un cas unique.

Dans un autre cas, Rami Ben-Yehuda, un militant important du Likud, a lancé à un ministre du précédent gouvernement dirigé par Naftali Bennett : « Retournez dans les chambres à gaz !” ; Oded Hugi, un proche conseiller d’Israël Katz (Likud), a tweeté : « Je comprends pourquoi Hitler a massacré six millions d’Ashkénazes. » (Il a ensuite été licencié par Katz, mais a assisté le lendemain à la commission judiciaire présidée par le député d’extrême droite Simcha Rothman, qui a affirmé qu’il n’était pas rancunier). Des tweets, qui accusaient les dirigeants du mouvement de protestation d’être les enfants et les petits-enfants de criminels de guerre nazis infiltrés en Israël après la Shoah, sont devenus viraux.

Le mécontentement des rabbins réside dans la perte de leur prééminence dans le monde juif moderne. Le sionisme séculier a remplacé le pouvoir des rabbins par une nouvelle forme d’autorité. Pour les Haredim, cette perte de pouvoir est particulièrement évidente au sein de la Cour suprême laïque. C’est pourquoi les Haredim sont parmi les plus fervents partisans d’une réforme judiciaire.

À la tête de cette coalition de mécontents figure Netanyahu, maître de la rancune, animé par le souvenir d’injustices historiques infligées par la gauche sioniste à la droite, comme le torpillage du navire de l’Irgoun, l’Altalena, ainsi que par les injustices personnelles infligées à sa famille. Pour Netanyahu, il existe un lien direct entre l’incapacité de son père à obtenir une titularisation dans le monde universitaire israélien, probablement en raison de ses opinions politiques de droite, et la prétendue vendetta judiciaire de la « gauche » contre son fils.

« Netanyahu perçoit les manifestations de masse contre lui comme une conspiration de la ‘gauche’. Une gauche qui n’existe pratiquement plus en tant que force politique. Il ne cesse de sous-estimer la nature populaire du mouvement démocratique, ainsi que ses motivations patriotiques et sa détermination. »

Peu importe que le procureur général et le commissaire de police qui ont ouvert l’enquête sur les allégations de corruption soient tous deux de droite et qu’ils aient été nommés par lui. Netanyahu est en guerre contre des fantômes.

C’est pour cette même raison qu’il perçoit les manifestations de masse contre lui comme une conspiration de la « gauche ». Une gauche qui n’existe pratiquement plus en tant que force politique. Il ne cesse de sous-estimer la nature populaire du mouvement démocratique, ainsi que ses motivations patriotiques et sa détermination.

Yoav Horowitz, l’un des anciens proches collaborateurs de Netanyahu, qui a servi avec lui dans le commando Sayeret Matkal et a été directeur général du bureau du Premier ministre jusqu’en 2019, a récemment déclaré : « Il ne se reposera pas tant que les tribunaux ne seront pas sur le terrain, implorant le pardon ». La guerre de Netanyahu contre le système judiciaire vise avant tout à lui éviter la prison, mais c’est aussi d’une vengeance.

Notre victoire

Les partisans de Netanyahu sont convaincus que le pays souffrira si sa révolution judiciaire échoue ; les libéraux sont convaincus que l’existence même du pays sera menacée si elle réussit. Ce qui nous donne l’avantage décisif du désespoir.

La victoire exigera cependant que nous tempérions notre désespoir. Et pour cela nous devons, avant tout, affirmer le caractère pacifique de nos manifestations. Bien que le gouvernement ait tenté dès le départ de nous présenter comme des anarchistes violents et remplis de haine, nos manifestations ont été d’extraordinaires modèles de retenue. Cette retenue est aujourd’hui mise à rude épreuve par la brutalité croissante de la police, encouragée par le ministre de la Sécurité nationale, Ben Gvir, confirmant la validité de ces craintes qui nous ont poussés à descendre dans la rue en premier lieu.

Il nous faut, à présent, prendre une respiration collective et nous préparer à une lutte de longue haleine, tout en veillant à ne pas nous aliéner la majorité des Israéliens qui, à en juger par les sondages, sont opposés aux projets judiciaires du gouvernement.

Nous devons également veiller à ne pas sombrer dans le désespoir. Arrêtons d’invoquer la démographie comme si l’Israël libéral était condamné à devenir une minorité de plus en plus insignifiante. Personne ne sait ce que l’avenir nous réserve. Personne ne peut prédire si la communauté haredi, par exemple, parviendra à maintenir son état au sein de l’État, surtout si les énormes subventions gouvernementales venaient à disparaître un jour ou l’autre ? Aucun pays n’est soumis à des changements historiques aussi radicaux qu’Israël. Quiconque a suivi assez longtemps les « montagnes russes » israéliennes sait à quel point ces changements sont imprévisibles et soudains.

Les ultra-nationalistes et les théocrates ont largement surestimé leur pouvoir. La majorité attachée à un Etat juif et démocratique se détourne de ce gouvernement désastreux. Et dans les mois à venir, au fur et à mesure que les conséquences sociales et économiques de la refonte judiciaire se feront sentir, ce processus ne fera que s’intensifier.

Enfin, nous devons envisager nos relations futures avec nos adversaires politiques, en particulier les ultra-nationalistes. J’ai toujours considéré comme acquis que la plus grande menace pour le bien-être du peuple juif était le schisme – « sinat hinam », la haine gratuite. Les derniers mois m’ont obligé à revoir ce point de vue : la plus grande menace à laquelle nous sommes confrontés est le fanatisme. La Judée antique n’est pas tombée à cause de la haine entre les Juifs, mais parce que des fanatiques ont provoqué une guerre perdue d’avance contre Rome et ont ensuite brûlé les greniers de Jérusalem assiégée. Le fanatisme est la cause, la haine est la conséquence.

Outre le fanatisme, la corruption, au sein même de la monarchie et de la prêtrise, a accéléré notre chute historique. Et c’est précisément cette même convergence de fanatisme et de corruption qui définit le gouvernement Netanyahu.

Je l’avoue : je me sens trahi par ceux de mes compatriotes israéliens qui continuent à soutenir ce gouvernement ; et cette attitude n’est pas saine.

Ce qui est particulièrement douloureux pour moi en ce moment, c’est la perte de cette solidarité instinctive que j’ai toujours ressentie avec toutes les composantes du peuple juif. J’ai construit ma carrière en écrivant sur et en dialoguant avec des juifs de tout l’éventail politique et religieux, ainsi qu’avec des personnes d’autres confessions. L’engagement avec « l’autre » a été à la fois mon engagement professionnel et spirituel. Comme le disent les rabbins, « Elu veElu divrei Elohim chaim » [Ceux-ci et ceux-là sont les paroles du Dieu vivant].

Il y a certes des arguments en faveur d’une refonte du système judiciaire. Mais en fin de compte, la question n’est pas tant celle de la réforme judiciaire que celle de savoir si Israël n’est pas en train de devenir une sorte de synthèse entre autocratie et théocratie.

« Si nous ne parvenons pas à rétablir un minimum de cohésion ici, nous sommes perdus. »

Nous ne permettrons pas qu’il en soit ainsi. Il faut toutefois déjà penser au jour qui suivra la défaite de ce gouvernement. Je ne sais pas comment je pourrai refaire confiance au camp de Netanyahu comme partenaire pour bâtir et défendre l’Etat, mais je sais que si nous ne parvenons pas à rétablir un minimum de cohésion ici, nous sommes perdus.

Ce pays est trop petit, trop intimiste, trop passionné pour que nos débats profonds se transforment en schismes irréconciliables – comme en témoignent les élucubrations de certains Israéliens libéraux au sujet d’une nouvelle « solution à deux États », l’État théocratique de Judée et l’État libéral d’Israël. Si nous sommes rentrés chez nous uniquement pour recréer les conditions dysfonctionnelles qui ont conduit à notre ruine la dernière fois que nous étions dans la région, alors l’histoire de HaBayit HaYehudi sera l’histoire d’un échec.

Aucun peuple n’est plus capable de transformer un désastre en triomphe que les Juifs ; et, malheureusement, aucun peuple n’est plus capable de réduire à néant ses propres réalisations. La Torah, qui a compris nos forces et nos faiblesses collectives, dit clairement : « J’ai mis devant toi la mort et la vie, la bénédiction et la malédiction ; choisis donc la vie ».

La réussite israélienne de ces 75 dernières années repose sur un modèle qui a fait une place, même imparfaite et incertaine, à l’ensemble du peuple juif. Ce n’est qu’en peaufinant et en améliorant ce modèle que nous pourrons continuer à choisir la vie.

Le Times of Israel. COPYRIGHTS.

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